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Thiaroye 1944: Histoire d’un crime colonial

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Que s’est-t-il passé à Thiaroye le 1er décembre 1944 et pourquoi existe-t-il tant de versions de l’événement ?

Le 1er décembre 1944, dans le camp militaire de Thiaroye, à proximité de Dakar au Sénégal, le haut commandement français fait ouvrir le feu sur des soldats africains. Ces soldats, que l’on nomme tirailleurs sénégalais, revenaient de plusieurs années en Europe où, suite à la débâcle de juin 1940 de l’armée française, ils avaient été fait prisonniers. Ils débarquent à Dakar le 21 novembre 1944 et, rapidement, alors qu’ils sont en voie de démobilisation et qu’ils doivent être acheminés vers les leurs colonies d’origine, ils réclament légitimement l’argent auquel ils ont droit. En plus de différents pécules et primes, le rappel de solde de captivité différent suivant les situations d’ancienneté ou de grade pour chaque soldat correspond aux sommes les plus importantes que chacun doit percevoir. Cet argent aurait changé le destin de la plupart de ces jeunes hommes, en majorité provenant de milieux ruraux et modestes. Quoi qu’il en soit, pour éviter les vols pendant la traversée, le ministère de la guerre en France a fait édicter une circulaire précisant que ces soldes doivent être payés un quart à l’embarquement en métropole et les trois quarts restants à l’arrivé à Dakar. Cela n’a pas été fait – incurie des autorités françaises présentes à Dakar, volonté délibérée de détourner cet argent ? Il manque ici des éléments pour trancher définitivement mais c’est ce refus de payer les tirailleurs qui explique les dramatiques événements qui vont suivre.

Le 27 novembre 1944, un premier contingent de plus de 500 hommes doit quitter en train le camp à destination de Bamako et des colonies du Sud. N’ayant pas été payés, ces hommes refusent de partir. Cela occasionne la visite, le lendemain, du général Dagnan. Marcel Dagnan est le général de la division Sénégal-Mauritanie. En l’absence du général de corps d’armée Yves de Boisboissel, qui a en charge toutes les troupes de l’AOF, et en l’absence du gouverneur civil, Pierre Cournarie, Dagnan est le plus haut responsable français présent. Que se passe-t-il lors de la visite de Dagnan au camp. Celui-ci, selon ses dires, estime qu’il a failli être pris en otage par les tirailleurs. Peut-être a-t-il été bousculé, les archives sur ce point restent lacunaires. Cela semble insupportable pour cet officier supérieur. Le soir même il décide de monter une opération de répression, que de Boisboissel et Cournarie valident bientôt. Si l’on ne trouve aucun document mentionnant explicitement l’ordre de tuer les tirailleurs – et l’on comprend bien pourquoi – ces faisceau d’éléments indiquent que cette possibilité est largement envisagé à la veille du 1er décembre. Ce matin-là, on réunit les tirailleurs sur l’esplanade du camp. Des tirs provenant d’armes automatiques partent, occasionnant des dizaines de morts, peut-être même des centaines. Si ce bilan concernant le nombre de tués est aussi imprécis, c’est que, dès qu’il advient, l’on est en face d’une véritable tentative pour camoufler cet événement – ainsi le nombre de soldats présents à Thiaroye ce jour-là varie dans les différents rapports de 1200 à plus de 1600, ce qui semble assez inconcevable dans une institution comme l’armée ! Les rapports des différentes autorités présentes à Dakar comportent des non-dits, des incohérences, qui font penser que l’on est face à une véritable falsification de ce qui vient de se produire. L’enjeu étant de faire considérer que cette répression sanglante était légitime, d’où l’insistance à la qualifier de mutinerie. Il manque aussi des éléments pour déterminer l’attitude du Gouvernement Provisoire de la République Française, dirigé par de Gaulle à cette époque. Si aucun élément n’a pu être trouvé impliquant le général, à l’inverse celui-ci n’a jamais condamné publiquement les événements de Thiaroye.

Qui sont ces soldats démobilisés, au cœur de cette histoire ?

Les sources dont nous disposons sont essentiellement celles des différentes autorités coloniales, au point que nous avons assez peu la « voix » des tirailleurs. Nous disposons du nom d’une quinzaine de tirailleurs décédés. De plus, nous possédons aussi le témoignage des tirailleurs condamnés – en effet suite aux événements du 1er décembre, l’armée a arrêté plusieurs dizaines de tirailleurs qu’elle a considéré comme les « meneurs », aboutissant à la condamnation à des peines de un à dix an de prison de 34 d’entre eux en mars 1945 par un tribunal militaire. La plupart de ces hommes sont de milieux ruraux, et on trouve, dans cette liste des condamnés, une majorité de tirailleurs provenant de la Guinée ou du Soudan français (l’actuel Mali). Hormis les Mossi, cette « ethnie », présente surtout en Haute-Volta (l’actuel Burkina-Faso), jugée comme guerrière par l’armée française, et qu’on retrouve peu dans cette liste, cela représente peu ou prou le recrutement des tirailleurs dans les années 1940.

Il existe une littérature abondante sur les tirailleurs sénégalais, notons juste que ce corps militaire fut créé en 1857 par le Gouverneur du Sénégal Louis Faidherbe. Autour de 1900, alors que l’armée conquiert de larges portions de territoires en Afrique, le nom « sénégalais » se fixe mais dans les faits l’origine de ces hommes a varié, souvent en fonction de l’avancée coloniale également en fonction d’une littérature militaire qui tendait à classer les groupes de populations en « race guerrière ». Lors de la Première Guerre mondiale, ces tirailleurs débarquent pour la première fois en métropole – près de 140 000. Les hommes qui sont présents à Thiaroye en décembre 1944 ont donc en mémoire cette longue histoire, et le refus de ne pas être payé correspond à une prise de conscience que les autorités françaises ne sont pas toujours acquittées de leurs devoirs vis-à-vis de leurs soldats. Des témoignages explicites vont en ce sens.

Du film Camp Thiaroye d’Ousmane Sembene aux nouveaux réveils de mémoire, quelles sont les mémoires de l’histoire de Thiaroye au Sénégal ?

Le massacre de Thiaroye s’est très vite inscrit comme un événement extrêmement important au Sénégal, en un sens, il fait partie du roman national sénégalais. Très vite Senghor, alors jeune professeur de grammaire à Paris mais qui va bientôt entrer à l’Assemblée nationale, publie un poème. Si celui-ci a probablement était assez peu connu à Dakar dans les années 1940, il faut mentionner un autre poème, celui du guinéen Fodéba Keita, Aube africain, qui circule d’abord sur disque et que la jeunesse dakaroise la plus politisée apprend par cœur. À la fin de l’année 1949 et début 1950, alors qu’en Côte-d’Ivoire une répression s’abat durement sur les militants du Rassemblement démocratique africain (RDA), le grand parti fédéral créé en octobre 1946 au Congrès de Bamako, des militants de ce même parti, de sa section sénégalaise, vont se mettre à commémorer les « martyrs du colonialisme » au cimetière militaire de Thiaroye. On retrouve ce phénomène d’une mise en scène publique de la mémoire fin août 1958, au moment où De Gaulle est à Dakar pour promouvoir son projet de Communauté.

De plus, ce qui est intéressant, c’est qu’après l’indépendance, Thiaroye va continuer à être mobilisé par des militants de la gauche sénégalaise. Il existe ainsi tout un corpus de chansons, de pièces de théâtre, d’articles de journaux, qui investit le souvenir de la répression dans des combats présents. Ces combats sont essentiellement tournés contre Léopold Sédar Senghor, qu’on accuse de ne plus parler de Thiaroye et surtout d’être trop proche politiquement de la France, l’ancienne puissance coloniale. Il y a ainsi toute une histoire de la mémoire que l’on peut réaliser, avant même le film Camp de Thiaroye d’Ousmane Sembène. Ce film a eu un très grand succès au Sénégal, voire en Afrique de l’Ouest, à sa sortie à la fin des années 1980. « Curieusement », il n’a jamais été projeté en France, laissant penser que certaines pressions, près de 45 ans après les faits, en ont empêché la diffusion. Enfin, à partir de 2004, l’État sénégalais d’Abdoulaye Wade a abondamment commémoré Thiaroye et, parfois de manière plus ambigüe, les tirailleurs. En 2012, alors justement que Wade quittait le pouvoir, François Hollande, promettait de remettre à l’État sénégalais « toutes les archives du drame de Thiaroye », ce qu’il fit deux ans plus tard. Si le nouveau président sénégalais Macky Sall ne s’est pas emparé de Thiaroye comme l’avait fait son prédécesseur cet événement reste néanmoins un sujet sensible au Sénégal.

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